Angkor, sanctuaire vivant de la foi khmère

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Ancienne capitale de l’Empire khmer, Angkor attire chaque année des milliers de touristes qui viennent en admirer les joyaux architecturaux. Pourtant, ce site est bien plus qu’un musée à ciel ouvert. C’est aussi un lieu de culte vivant, que les populations locales ont réinvesti après plusieurs siècles de désaffection. Reportage.

 

« J’ai devant moi non seulement une capitale vide, mais sept cents années sans annales. Et le plus terrible prodige de la mort : le silence », déplorait l’écrivain français Guy de Pourtalès, lorsqu’il visita les ruines d’Angkor dans les années 1930. Captifs d’une jungle oppressante dont les arbres puissants les enserrent telles les tentacules d’une pieuvre, les temples d’Angkor vivent alors une lente agonie, qui a commencé en 1431, date à laquelle la capitale de l'Empire khmer est désertée par le roi et sa cour.

 

Il est loin le temps où l’antique Yashodharapura, fondée au début du IXe siècle, comptait parmi les villes les plus peuplées de l’époque. Son impressionnante architecture avait ébloui, à la fin du XIIIe siècle, le voyageur chinois Zhou Daguan, qui y séjourna quelques mois et laissa un récit précieux pour connaître les coutumes des habitants de la cité. La grandeur avant la chute. Avant qu’Angkor ne se transforme, inexorablement, en une sorte de Pompéi de l’Asie. Même si son souvenir n’avait jamais totalement disparu de la mémoire des populations autochtones, c’est au XIXe siècle que la brillante capitale est découverte par des explorateurs occidentaux – notamment par un certain Louis Delaporte, qui s’attela à sauvegarder tout ce qu’il pouvait de ce site magique, et auquel le Musée national des Arts asiatiques – Guimet consacre actuellement une très belle exposition.


Des moines bouddhistes arpentent les temples d'Angkor, haut lieu de leur religion. Le bouddhisme est redevenu la religion officielle du Cambodge en 1989 © Nicolas Cornet


Des moines bouddhistes arpentent les temples d'Angkor, haut lieu de leur religion.

Le bouddhisme est redevenu la religion officielle du Cambodge en 1989 © Nicolas Cornet


Un joyeux syncrétisme


En ce mois de septembre 2013, lorsque l’on visite la cité khmère, le silence qui avait tant affligé les premiers visiteurs européens s'est tu. La litanie monocorde des moines bouddhistes, qui célèbrent en cette saison la traditionnelle fête des morts, s’élève au milieu du brouhaha d’une nature fort loquace, entre les cris des singes, la mélodie des oiseaux et le chant des criquets. À l’agitation des touristes venant en masse visiter ce site, classé au patrimoine mondial de l’humanité depuis 1992, répondent le recueillement et la ferveur religieuse des Cambodgiens, pour qui Angkor est bien plus qu’un musée à ciel ouvert. Sanctuaires de la foi khmère, les temples ont repris vie depuis la chute des Khmers rouges, en 1979. Si le régime de Pol Pot chercha à éradiquer la religion boud­dhiste, assassinant les moines et détruisant les pagodes, il a épargné les monuments d’Angkor, trop symboliques du génie khmer. Peut-être, aussi, par superstition, dans un pays où le moindre recoin d’une habitation, la moindre termitière, est réputé être habité par un esprit, bienveillant ou malveillant, et dont il faut ménager les susceptibilités.


Ainsi, les temples de l’antique capitale du Cambodge sont bien plus que des blocs massifs de pierre emboîtés avec brio, sans mortier, pour constituer de majestueux monuments. Ils sont la résidence même des dieux pour qui ils avaient été érigés, afin qu’ils viennent vivre parmi les hommes et les combler de bienfaits. De même, les statues des dieux ne sont pas de simples représentations du sacré : elles sont les divinités elles-mêmes. Des divinités vivantes de pierre qui cohabitent dans un joyeux syncrétisme, si caractéristique du Cambodge : d’abord hindouistes, certains souverains de l’Empire khmer se sont convertis au bouddhisme. Mais surtout, les rites animistes fort anciens ont toujours subsisté, parallèlement aux religions plus établies. C’est encore le cas aujourd’hui : le Bouddha côtoie sans animosité Shiva, Vishnou et autre Brahma, tout en acceptant les neak ta, ces innombrables génies qui jouent un rôle prépondérant dans la vie quotidienne des villageois. Dans un pays où la forêt tropicale se fait particulièrement envahissante, le paysan oppose le srok, terre du village conquise par l’homme, au prey, jungle inquiétante d’où peuvent à tout moment sortir les forces du malheur. Le neak ta – mot qui peut se traduire par « l’ancien » – incarne souvent l’ancêtre défricheur du lieu qui, à sa mort, est érigé en génie tutélaire. Il continue, au fil des âges, à protéger ses descendants, à la condition que ces derniers sachent se montrer attentionnés et reconnaissants.


S’attirer les faveurs des génies et des ancêtres


Dans une chapelle d’Angkor Vat – « la pagode d'Angkor », monument du XIIe siècle originellement dédié à Vishnou, dieu majeur du panthéon hindou –, trois Cambodgiennes se pressent autour d’une statue à l’identité incertaine. Aux yeux des spécialistes, il pourrait tout aussi bien s’agir de Vishnou que de Lokeshvara, le bodhisattva de la compassion (dans le bouddhisme,le bodhisattva est un être ayant la capacité d’aider les hommes à atteindre l’Éveil).

La population locale, elle, voit dans cette œuvre hiératique drapée d’une étoffe safran le génie Ta Reach, qui règne sur les ancêtres et les esprits. Leurs sacs en plastique remplis d’offrandes – poulet, oranges, jus de fruits –, les trois amies sont venues de Phnom Penh afin de remercier Ta Reach de la bonne fortune qu’il leur a accordée après leur visite de l’année précédente : leurs affaires commerciales se portent très bien. Pour tenter de faire perdurer ces effets bénéfiques, elles reviendront plusieurs fois dans les prochains mois. Pendant qu’elles disposent leurs présents sur des plateaux dorés, devant la statue noircie par les bâtonnets d’encens que les fidèles font brûler à profusion – toujours en nombre impair, pour conjurer le mauvais sort –, un policier chargé de la surveillance du site s’asperge discrètement d’eau bénite. Devant le génie, les offrandes s’amoncellent : parmi les fruits, quelques billets de banque et une énorme tête de cochon qu’un officiant ne tardera pas à récupérer. Les mets seront ensuite distribués aux moines, aux personnes démunies et à des associations caritatives. Néanmoins, certains dévots préfèrent récupérer leurs offrandes au bout d’une dizaine de minutes – la divinité étant alors censée avoir eu le temps de se servir – pour les partager ensuite lors d’une fête entre voisins.


À Angkor Thom – « Angkor la Grande », la capitale édifiée à la fin du XIIe siècle par Jayavarman VII, qui se convertit au bouddhisme –, une autre statue, très récente, témoigne du regain de religiosité qui investit les anciens temples : c’est celle de Yiey Kom, la grand-mère bossue. Une ancêtre toujours coquette, à en juger par le maquillage dont les femmes venues lui rendre hommage s’appliquent à la parer, faisant de même pour ses assistantes revêtues de couleurs criardes. Devant le groupe de statues, bananes, cannettes de thé, encens, bracelets, voire cigarettes et alcool : si le Bouddha ne reçoit que des offrandes sobres, les génies et autres esprits, eux, s’accommodent très bien de cadeaux plus festifs.


Accompagnée de son mari, une femme se dirige vers la pagode boud­dhiste qui se trouve non loin d’Angkor Vat. « Mon père était originaire d’ici, explique-t-elle. Je viens toujours au moment de la fête des morts pour lui rendre hommage. » Cette dernière, appelée Pchum Ben, est un des temps forts les plus importants de l’année au Cambodge. Pendant quinze jours, entre la mi-septembre et la mi-octobre, au moment où la lune décroît et que le ciel est obscurci par les nuages de la mousson, il est dit que Yama, le roi des Enfers, libère les âmes des morts pour qu’elles se mêlent un temps aux vivants. Si, ayant cherché dans au moins sept pagodes, ces esprits ne trouvent pas leur part d’offrandes, ils maudiront leur famille. La tradition veut donc que tout un chacun se rende dans sept pagodes pour déposer à leurs ancêtres, par le biais des moines, des gâteaux de riz gluant, des produits d’hygiène ou des fleurs de jasmin. Tandis que plusieurs familles bavardent dans la cour de la pagode, d’autres se recueillent auprès des moines récitant des textes sacrés en pali, la langue de la religion. Près du bâtiment, des femmes font la vaisselle, pendant qu’un homme prépare un repas gargantuesque pour tout le monde. Dans un coin, des personnes se prosternent devant la statue d’un génie tout en bavardant gaiement.


Pas de doute, la vie est revenue à Angkor. Et si l’on trouve, un peu partout dans les temples, des bâtonnets d’encens allumés en nombre par les touristes pour attirer la chance, moyennant quelques billets – de la même manière que l’on jetterait des pièces de monnaie dans la fontaine de Trevi à Rome –, la cité khmère semble renaître de ses cendres. Témoin d’une foi millénaire, à la croisée entre plusieurs traditions religieuses, Angkor incarne l’âme enfouie d’un peuple qui ose aujourd’hui renouer avec des croyances mises à mal par les aléas de l’histoire.

Ce reportage a été rendu possible grâce à la Fondation Total, mécène du musée Guimet.



Source: www.lemondedesreligions.fr