La cérémonie du thé comme espace de dialogue interreligieux

[ point evaluation5/5 ]1 people who voted
Đã xem: 389 | Cật nhập lần cuối: 2/6/2016 10:31:10 AM | RSS

La cérémonie du thé, un espace pour le dialogue interreligieux ? L’interrogation peut sembler légitime tant ce qui apparaît comme l’une des expressions les plus emblématiques de la culture japonaise n’est pas immédiatement associée à la rencontre entre les religions. L’étude des rencontres qui eurent lieu entre missionnaires jésuites européens et maîtres de thé japonais à la fin du XVIème siècle montre toutefois que cette rencontre a eu lieu.


Plus exactement, le sentiment partagé d’esthétique collective vécu par certains missionnaires et des maîtres de thé a ouvert la voie à un véritable échange. Cependant, de la maison de thé comme espace interculturel à la voie du thé (chado ou sado) comme lieu d’un dialogue interreligieux menant à une compréhension logique des différences doctrinales entre bouddhistes et chrétiens, il y a un pas, qui n’a pas été franchi par ces missionnaires jésuites dont les missions d’évangélisation au Japon seront stoppées net par les édits de persécution du début du XVIIème siècle.


Au Japon, à la fin du XVIème siècle, le grand maître de thé Sen’no Rikyu (1522?-1591) avait transformé l’usage antérieur de boire le thé en une « voie du thé » faite de recherche du progrès spirituel des participants par l’acte de préparation et de partage d’un bol de thé dans un cadre paisible et solennel (2). La création de la voie du thé, au milieu du XVIème siècle, coïncida avec l’éclosion des missions catholiques au Japon, qui commencèrent en 1549 par l’arrivée à Kagoshima du missionnaire jésuite François Xavier (1506-1552). Les missionnaires européens étaient au courant de l’origine de la cérémonie du thé, laquelle était étroitement associée au bouddhisme zen, et la voie du thé de Rikyû avait conservé implicitement la philosophie du zen, même si la pratique en paraissait entièrement sécularisée. Toutefois, les missionnaires participèrent non seulement à la cérémonie du thé, mais certains d’entre eux se familiarisèrent d’assez près avec la voie du thé pour profiter de l’ambiance méditative de cet espace. Par ailleurs, les missionnaires ont reconnu l’impact positif de la voie du thé sur le développement spirituel des chrétiens japonais, tels Justo Takayama Ukon (1552-1615) (3), qui fut aussi un célèbre maître de thé.


Mais, dans le Japon de la fin du XVIème siècle, quel était le terrain sur lequel les religions se rencontraient et entraient en dialogue ? Dans l’ensemble, la relation entre le christianisme et les religions japonaises était marquée par l’hostilité. Les écoles bouddhistes rejetaient le christianisme et s’opposaient à la religion occidentale tout autant que les missionnaires refusaient énergiquement bouddhisme et shintoïsme (4). Pour les bouddhistes, les missionnaires étaient des intrus étrangers ainsi qu’une menace pour leur position dans la vie politique. Pour les missionnaires chrétiens, les bouddhistes étaient des idolâtres malfaisants et un obstacle à leur mission évangélisatrice. Le côté hostile de la relation a abouti à des actes d’iconoclastie à effet destructeur commis à l’encontre des symboles religieux, tels que l’architecture, les images et représentations. Simultanément, cependant, il est intéressant de noter que certains des échanges intellectuels entre les missionnaires et les bouddhistes, prenant la forme de disputations raisonnées, se sont avérés prendre la forme d’un dialogue pacifique et fructueux (5).


La relation difficile entre le christianisme et les religions japonaises, faite à la fois de conflit et d’intérêt, s’est poursuivie dans cette voie pendant plusieurs décennies. Puis, en 1587, le shogun Toyotomi Hideyoshi (+1598) prit les missionnaires européens par surprise en publiant brutalement le premier édit antichrétien, déclarant que le Japon était le « pays d’un dieu autochtone ». Bien que l’édit de Hideyoshi n’ait pas été strictement appliqué, en 1612, le shogunat Tokugawa publia un arrêté plus sévère de bannissement du christianisme dans tout le pays, suivi en 1614 par l’expulsion des missionnaires étrangers. Enfin, en 1639, le shogunat interdit l’accès du pays à tous les Européens, à l’exception des commerçants hollandais, et imposa à l’ensemble de la population un très strict édit d’interdiction du christianisme, qui ne sera levé qu’en 1873.


Compte tenu de ce contexte historique, on peut se demander pourquoi les missionnaires jésuites acceptèrent de participer et même de prendre plaisir à une cérémonie du thé qui était indéniablement bouddhique d’origine. Je maintiens que cela était dû à la capacité d’assimilation essentielle de la cérémonie du thé japonaise, qui accueille quiconque afin de partager le thé et jouir d’une atmosphère faite de sérénité et de contemplation, dans une maison de thé champêtre au sein de belles forêts. Je voudrais aussi souligner que l’isolement physique de l’espace de la cérémonie du thé et son esthétique d’austérité créent un espace d’échange de haute valeur pour des personnes d’origines culturelles et religieuses différentes en partageant une expérience commune. Dans ce qui suit, je voudrais tout d’abord montrer les caractères objectifs de la cérémonie du thé japonaise, en tenant particulièrement compte de son avantage comme espace de rencontres interculturelles et interreligieuses. Ensuite, je passerai en revue l’histoire et l’esthétique de la cérémonie du thé, mettant l’accent sur sa relation intime avec le bouddhisme zen. Troisièmement, en référence aux sources premières, j’étudierai comment les missionnaires jésuites ont observé la cérémonie du thé et apprécié le partage d’un bol de thé avec des Japonais dans le cadre sobre mais beau de la nature. Enfin, je voudrais explorer l’impact formateur de la voie du thé sur les progrès spirituels des premiers chrétiens japonais.


1. La maison de thé comme espace de rencontre interculturel et interreligieux


Dans le Japon du XVIème siècle, il y avait généralement trois manières de conduire la cérémonie du thé, autres que celle du thé quotidien ordinaire. L’une d’elle se vivait comme une étiquette sociale, la manière appropriée de recevoir un hôte honorable chez soi : l’invité masculin était accueilli par un serviteur à l’entrée principale, conduit à la salle de réception où il recevait un bol de thé pendant qu’il attendait le maître de maison. Le second type était une réunion intime pour prendre le thé : un groupe d’invités masculins, en général pas supérieur à trois personnes, prenait le thé préparé par l’hôte dans une petite maison de thé édifiée dans un jardin merveilleusement bien agencé. C’est ce type de consommation du thé qui s’est développée pour devenir la voie de thé (6). Le troisième était un thé en plein air, quand un certain nombre de personnes se réunissaient pour jouir d’un pique-nique dans un espace ouvert, accompagné de musique et de danse.


L’espace de la cérémonie du thé


Pour les besoins du présent article, la manière la plus marquante de la consommation de thé que nous étudierons est la seconde. En ce qui concerne la conduite proprement dit de la cérémonie du thé, Denis Hirota en donne un résumé succinct : il s’agit simplement de préparer du thé et de le boire, processus qui n’a rien d’extraordinaire : « Les pratiques du chanoyu (…) mettent l’accent sur une petite réunion où l’hôte dispose de charbon de bois nouveau pour faire bouillir l’eau, sert un repas, puis prépare le thé en poudre battu avec de l’eau chaude. Le thé est préparé sous deux formes : la première est « dense », quand une grande quantité de thé est soigneusement mélangée à de l’eau chaude et où les invités prennent leur part tour à tour à un seul bol de thé ; l’autre est « légère », quand une proportion plus petite de thé est battue prestement avec de l’eau pour chacun des participants. » (7)


L’action qui se déroule à l’intérieur de la maison de thé se résume à servir et boire du thé. Pourtant, au même moment, tout participant à une cérémonie du thé ne voudrait pas manquer l’atmosphère de profonde méditation de l’espace. Afin d’exprimer clairement la forte intensité qui imprègne le déroulement de la cérémonie du thé, je suggère la compréhension de ses principes par le moyen de deux mots clés : transformation et indifférence.


Tout d’abord, la transformation doit se faire avec soi-même, en étant assis paisiblement dans une maison de thé avec d’autres et participant à une expérience qui est « la chance d’une vie » (ichigo ichie) (8) et s’éveillant ainsi à une nouvelle conscience de soi qui serait en complète harmonie avec son environnement. En second lieu, l’indifférence porte sur le fait d’être libéré des préoccupations égoïstes de reconnaissance sociale, d’argent ou des plaisirs du monde. Afin d’écarter toute préoccupation mondaine, une maison de thé est faite pour paraître rustique, à la manière de l’ermitage d’un solitaire, aussi les bols et accessoires utilisés lors de la cérémonie doivent-ils être simples, naturels et pratiques (9).


Pour ce qui touche à l’expérience de transformation vécue par les participants à une cérémonie du thé, Horst Hammitzsch décrit sa première expérience de la manière suivante, en commençant par la courte promenade vers la maison avec les autres invités : « Et par chaque pas dans la profondeur du jardin, le monde de tous les jours et sa précipitation s’efface de l’esprit. On pénètre dans un monde libéré des pressions quotidiennes, on en oublie les chemins et on cesse de s’interroger sur les aboutissants. Plus l’invité pénètre profondément dans le jardin, monde d’un calme solennel, plus il se libère de l’ivraie du quotidien. Les autres invités, aussi, paraissent s’être transformés (…). Tous ont oublié les choses du quotidien qui régissent normalement leur vie, du petit matin jusqu’à tard dans la nuit. En larguant ces amarres, ils se sont engagé sans réserve dans ce monde de silence et de liberté intérieure. » (10)


Comme geste d’abandon des choses du quotidien et pour entrer dans le monde de la liberté intérieure avec une attitude d’humilité, il est demandé aux participants d’entrer dans la maison de thé par une petite ouverture (67 cm x 64 cm) appelée nijiriguchi, située à environ un pied au-dessus du sol, aussi il est donc nécessaire de ramper sur les genoux (11).


Selon Kozu Asao, Rikyu construisit le premier nijiriguchi pour sa maison de thé Taian (12). Cette entrée en apparence incommode a tenu un rôle important au cours du XVIème siècle. Afin de pouvoir pénétrer dans une maison de thé, un soldat devait se défaire de son poignard et un noble aurait dû renoncer à son couvre-chef, s’il portait la coiffure traditionnelle accordée aux courtisans de haut rang. Le jésuite portugais Joao Rodrigues (+ 1633) décrit ainsi l’entrée par le nijiriguchi : « Ils abordent maintenant la porte fermée de la petite maison. Elle est un peu au-dessus du sol, juste assez grande pour qu’une personne puisse passer au travers à condition de se ramasser. Ils ôtent leurs éventails et poignards de leurs ceintures et les déposent dans une sorte de placard placé là à cet effet, à l’extérieur. » (13)


Ainsi, l’intérieur de la maison de thé était un espace de non-violence où aucune arme n’était admise et aussi un lieu où l’on partageait un bol de thé entre égaux.


2. Aspects esthético-religieux de la cérémonie du thé


Thé et bouddhisme zen


Parmi les prescriptions classiques qui présentent l’aspect spirituel ou religieux de la voie du thé, le plus célèbre est sans doute « La chance d’une vie » susmentionné, popularisé par la figure politique du XIXème siècle et maître de thé Ii Naosuke (1815-1860). Parmi d’autres, il y a « Création d’une assemblée » (ichiza konryu) (14) et « Le thé et le zen ont une seule et même saveur » (chazen ichimi) (15).


« La chance d’une vie » désigne la conscience existentielle où le moment particulier de boire du thé dans une maison de thé est un moment qui, de son vivant, ne se reproduira plus jamais. Kozu considère qu’il représente au mieux l’attitude personnelle de Rikyu envers la cérémonie du thé, tandis que « Fonder une assemblée » met l’accent sur l’expérience collective d’être en communion avec les autres par le biais du thé (16). Le dernier précepte, « Le thé et le zen ont une seule et même saveur » se réfère à l’origine bouddhique de la consommation du thé. Ces expressions anciennes indiquent comment la pratique de la cérémonie du thé provient du bouddhisme zen et a développé ses propres principes esthético-religieux et collectifs. Bien que le but du zen soit l’expérience de l’illumination individuelle de chaque participant, la cérémonie du thé est ouverte à une expérience collective de libération des préoccupations matérielles.


Il est possible que la coutume de boire du thé ait été connue en Chine dès la période des Six Dynasties (220-589), les feuilles de thé passant pour être particulièrement appréciées comme médication sous les Tang (618-907). Le premier livre classique « La Voie du thé » a été écrit par le maître Lu Yu (733-804) vers la fin du VIIIème siècle, où il explique comment planter, cultiver et récolter les plants de thé ainsi que la façon de le préparer (17). Dans ces formes premières de la préparation du thé, les feuilles de thé étaient « séchées à la vapeur, pilées dans un mortier et moulées en une galette, dont on pouvait couper des morceaux selon les besoins » (18). Le conditionnement en galette de thé (aussi appelé brique de thé) est venu de Chine au Japon dès avant le IXème siècle. Le thé réduit en poudre qui est utilisé dans la cérémonie du thé a été inventé en Chine au cours de la période des Song du Nord (960-1127) et les moines zen l’ont favorisé parce qu’il les aidait à rester apaisés et vigilants au cours des méditations. Une histoire évoque quelques moines chinois de cette époque qui étaient accoutumés à se rassembler autour de l’image du patriarche Bodhi Dharma pour boire du thé dans un seul bol en commémoration de leur grand maître (19). Le thé Sung-Zen a été importé de Chine par le maître Eisai (1141-1215), auteur d’un traité sur le bien-fondé médical du thé (20) et, par la diffusion de l’école zen Eizai Rinzai, le rituel du thé et son idéal de style Zen se sont rapidement propagés au Japon (21).


L’un des premiers maîtres de thé qui ont joué un rôle important dans l’établissement des principes de base de la voie du thé fut Murata Juko (ou Shuko 1423?-1502). Selon Kuwata Tadachika, l’aspect le plus important de la voie du thé de Juko fut la création de « l’égalité entre les personnes » au cours de la cérémonie du thé (22). A l’époque de Juko, divertir les invités dans une maison de thé et en exposer les précieux accessoires ressortait de l’opulent style de vie de l’aristocratie (23). Pour les moines zen, le thé a été intégré à leur vie religieuse. Mêlant les deux traditions, Juko développa une nouvelle forme de participation qui mit fin au goût de luxe ostentatoire du thé des courtisans, tandis que dans le même temps, il se débarrassa de l’exclusivisme religieux de la voie monastique du thé. Ce qui suit seraient les mots de Juko : « L’agencement de la salle de thé devrait être de nature à apaiser les cœurs des hôtes et des invités et ne devrait en aucune façon détourner leurs pensées. Ceci est d’une importance primordiale et doit pénétrer au plus profond du cœur, tout en n’éprouvant rien pour les autres. » (24)


La simplicité rustique de l’intérieur de la maison de thé a été conçue pour aider les participants à se concentrer afin d’examiner paisiblement le fond de leurs cœurs.


Contributions de Rikyu


Suite à l’héritage de Juko, l’évolution ultime de la cérémonie du thé japonaise ainsi perfectionnée par Rikyû était «aniconique » et religieuse en même temps. Par « aniconique », je me réfère à l’esthétique paradoxale de la voie du thé qui cherche à atteindre la simplicité absolue de l’espace ; la décoration intérieure de la maison de thé se limite à quelques rameaux de fleurs fraîches et un seul rouleau peint suspendu représentant généralement une calligraphie ou une peinture de genre en référence implicite à l’éthos zen. On évite les images religieuses explicites telles celle du Bouddha (25). Pourtant, l’objectif de la cérémonie du thé de Rikyu était le développement spirituel selon l’enseignement bouddhique. On attribue à Rikyû la déclaration suivante : « Le chanoyu de la petite pièce est avant tout une question d’exécution pratique et atteint sa prise de conscience en accord avec la voie bouddhique. Se complaire dans la splendeur raffinée d’une résidence ou celui de gourmandises raffinées appartient à la vie mondaine. On est suffisamment abrité lorsque le toit ne fuit pas ; il y a assez de nourriture quand cela permet d’éviter la faim. Tel est l’enseignement bouddhique et la signification fondamentale du chanoyu. » (26)


Bien que la cérémonie du thé ne représente pas explicitement les doctrines ou pratiques bouddhiques, l’espace est rempli d’allusions au zen, représentation de la fusion du profane et du religieux par la boisson d’un bol de thé (27).


Rikyu a évité les représentations religieuses qu’on trouvait dans les maisons de thé des monastères bouddhiques, mais l’espace parlait encore profondément de l’idéal bouddhiste : l’état de l’oubli de soi, ainsi que l’expérience d’être en complète harmonie avec la nature. L’innovation de la cérémonie du thé au XVIème siècle mit au défi les praticiens d’expérimenter l’espace, en communion avec d’autres personnes présentes au cœur ouvert et apaisé. Selon Hammitzsch, dans une cérémonie du thé, « on érige un temple d’expérience collective, ichiza-kenritsu [sic], où ceux qui partagent les mêmes croyances, adeptes d’une seule Voie en quête d’une harmonie intérieure très éloignée du monde, se retrouvent sur cette Voie ». (28)


Il est certain que l’expression « ceux qui partagent les mêmes croyances » ne désignerait pas la croyance en une religion ou une doctrine commune, mais se réfère à la découverte collective de valeurs universelles, comme la beauté de la nature et l’harmonie intérieure.


Pour ce qui touche au statut social, Rikyû était un laïc de la classe moyenne de la ville de Sakai. Au XVIème siècle, Sakai était un grand port international et une ville commerciale où la classe moyenne des marchands allait devenir un nouveau pouvoir, apportant ses valeurs séculières dans une société bourgeoise composée d’aristocrates et du clergé bouddhiste. Plus important encore, la cérémonie du thé de Rikyu a produit un espace égalitaire (29) où les participants, qu’ils soient aristocrates, commerçants, religieux ou laïcs, bouddhistes ou chrétiens, n’avait plus d’importance (30).


Dialogue silencieux dans la maison de thé


En ce qui concerne le concept de « Création d’une assemblée », il est important de noter que la communication qui se produit dans l’espace d’une cérémonie du thé est de l’ordre du dialogue, mais ce ne n’est pas nécessairement un dialogue rationnel (31). La conversation effective qui a lieu dans la maison de thé est formaliste et des plus succincte. Les échanges entre l’hôte et les invités sont strictement encadrés et, au-delà, la conversation se limite à l&rsquo