Célébrer l’harmonie des divergences (2)
Réflexion bouddhiste et entretien avec Lama Guétcheu
(à la suite)
Vous prenez plaisir à dialoguer et à faire référence à notre tradition chrétienne…
Toute initiative interreligieuse favorisant la compréhension mutuelle, le partage des valeurs humaines et le partage de « savoir-faire » en matière de spiritualité est une ondée de bénédictions. C’est l’une des façons de maintenir vivant le caractère sacré de la vie qui nous permet de donner un sens noble à notre existence humaine, à nos civilisations. L’époque des conflits et querelles interreligieuses est sur le point d’être révolue. Certains cercles, plus ou moins vastes, ont encore tendance à développer une herméneutique divisant les traditions. C’est, je pense, une façon peu féconde d’envisager l’avenir. Chaque tradition doit faire appel à ses « protecteurs de sagesse» pour préserver la pureté de la tradition. Préserver la pureté ne signifie pas scléroser une tradition dans des formes devenant obsolètes ou inadaptées à un publique évoluant au fil des décennies. Les traditions ont ce fabuleux défi à relever : conserver les mêmes buts de libération, de protections et d’amour, tout en utilisant les moyens adaptés à notre époque.
Dans quelle direction souhaitez-vous orienter votre dialogue interreligieux ?
Le dialogue est peut être encore trop frileux lorsqu’il s’agit d’aborder la théologie. Il faut une certaine vaillance pour oser lancer les discussions sur des sujets qui ont marqué l’histoire de l’Eglise. Pour ma part j’adore les théologies de l’eucharistie et tous les débats qui ont et font rage à ce sujet. Le bouddhisme est peut être beaucoup plus près de tout ce qui se joue dans ces théologies que ce que l’on peut apriori penser !
Mais je tiens à redire que chaque tradition et école est parfaite… L’étude des différents points de vue concernant le quiétisme m’a passionné… Dans le bouddhisme il est question de Rang Bap, qui littéralement signifie « laisser tomber l’esprit » (en sa nature primordiale). C’est une pratique où la pratique de purification n’est plus active mais où le « non-pratiquant » laisse jaillir l’oraison d’elle-même. Mais il ne faut pas se leurrer cette pratique n’est envisageable qu’après un long polissage de l’esprit. Vouloir pratiquer Rang Bap prématurément est impossible et dé »tourner des pratiques de purification active. Rang Bap n’en restant pas moins la pratique même de l’oraison. L’étude des divergences entre écoles et traditions demande un grand discernement.
Pour répondre précisément à votre question : j’ai pour projet d’initier un dialogue autour d’une « pièce à conviction contemplative ». Je reviendrai vous parler de ce projet, si vous le souhaitez.
Dans le bouddhisme aussi il y a de nombreux niveaux de lectures du mot « bouddha »… Qu’est ce que voir le bouddha ici et maintenant? Qu’est ce voir le Christ parmi nous? Cette expression n’a-t-elle pas de multiples sens ?
Prenez-vous plaisir au dialogue interreligieux ?
Oui, une bonne compréhension des spécificités de nos traditions peut nous enrichir mutuellement. En arrivant pour la première fois en Occident au début des années 70, le Très Vénérable Kalou rinpoché a souhaité rencontrer le Pape. C’est avec un grand respect des traditions locales que ce grand maître tibétain est venu enseigner. Son premier grand enseignement a eu lieu à la Sorbonne. Il a pu établir son centre principal européen dans le Morvan grâce au soutien des frères bénédictins de la Pierre qui Vire.
Kalou rinpoché était un maître non-sectaire ouvert à de nombreuses écoles du bouddhisme mais aussi à d’autres traditions. Il serait ravi de contribuer aux recherches interreligieuses et scientifiques qui fleurissent désormais dans le monde. Son incarnation actuelle est un jeune homme de vingt et un an, c’est un maître moderne qui saura intégrer la sagesse de la tradition à la modernité. Il utilise déjà l’ensemble des moyens de communication que propose le monde moderne. Le dialogue interreligieux peut bénéficier de cette puissance de communication. De très nombreux sites internet "new-age" diffusent des messages spirituels. Les grandes traditions ont peu être un peu de retard… Mais nous préparons-là quelque chose pour le web non ?!
Comment allez-vous vivre la commémoration du rassemblement d’Assise ?
J’ai terminé mes longues retraites traditionnelles il y a quatre ans. Je ne suis pas encore investi dans diverses activités pastorales ou interreligieuses. Mais j’aime me tourner vers les autres traditions. J’aime les cercles où la vertu est le propos, cela n’empêche pas d’être un bon vivant, au contraire : le dialogue interreligieux est très nourrissant et dégage un doux fumet de bonté. J’ai donc naturellement à cœur d’initier un projet de dialogue interreligieux auprès de maîtres de diverses traditions. Viendra le temps où je pourrai le communiquer. C’est pour moi une façon concrète d’assumer l’une des charges qui nous est confiée : dialoguer, dialoguer, dialoguer.
Je fêterai ce 25e anniversaire de plusieurs façons :
Le jeudi 20 octobre, avec les amis de l’association Artisans de Paix, j’aurai le plaisir de participer à la commémoration du Rassemblement d’Assise organisée par le Forum 104 à Paris. Le Forum 104 est un exemple, un magnifique lieu où la diversité des traditions et des voies est à l’honneur. Les lieux de ce type sont bien rares de nos jours.
A titre personnel, j’y interviendrai symboliquement comme témoin de la tradition du Bouddha.
Du lundi 24 au mercredi 26 octobre je demeurerai à l’abbaye bénédictine de la Pierre qui Vire en Bourgogne. Ce sera l’occasion d’initier un dialogue constructif avec des frères de la communauté autour de thèmes propres à la mystique. Les frères bénédictins de la Pierre qui Vire sont particulièrement ouverts au dialogue interreligieux et ont activement contribué à la création du premier centre de retraites de longues de la tradition himalayenne en Occident au début des années soixante-dix dans le Morvan.
Les pierres d’achoppement séparant nos deux traditions seront autant de challenges à relever, mais notre écoute saura sans doute nous dicter les moyens pour dépasser les aprioris. Sans tomber dans le syncrétisme, mais en étudiant les spécificités de chaque tradition, je pense qu’il nous est donné de faire germer des moyens à même de nous éclairer sur le sens d’enseignements impossibles à appréhender par l’intellect rationnel. Nos voies respectives ont beaucoup à s’offrir mutuellement. Point besoin de les faire « muter », de les synthétiser ou de créer de nouveaux modèles sur lesquels bâtir nos dialogues. Non, nos traditions sont déjà parfaites, riches et profondes. Il nous faut les étudier et les pratiquer avec le cœur et assiduité. C’est à ces conditions que nous en récolterons les fruits.
En octobre je dois aussi me rendre auprès de frères cisterciens, tout en poursuivant un dialogue interreligieux fourni au sein de l’association Artisans de Paix.
Etes-vous sensibles aux grands rassemblements religieux ?
Si toutes les conditions sont réunies, en février je me rendrai à un très grand rassemblement sous l’arbre du Bouddha en Inde à Bodhgaya. Plusieurs milliers de moines himalayens, asiatiques et occidentaux seront présents ainsi que des milliers de laïques. Ce grand rassemblement annuel est consacré à des prières de souhaits pour la paix dans le monde. J’espère réunir les conditions nécessaires à mon départ. Je serais ravi de conduire des pèlerins chrétiens sous l’arbre du Bouddha ! Dans le bouddhisme tibétain les rassemblements vertueux sont d’une grande importance. Tant de choses sont en jeu lors de tels évènements !
- Pacification des esprits, des maladies, des guerres, des famines…
- Accroissement des qualités (amour, compassion, altruisme, douceur, générosité, éthique, patience, diligence, enthousiasme, sagesse…)
- Rassemblement des conditions favorables au développement spirituel personnel, au développement de la réussite de nos entreprises individuelles ou collectives…
- Dissipation des obstacles à notre cheminement spirituel et à nos activités quotidiennes, à nos projets
La commémoration du rassemblement d’Assise sera une journée de prière mondiale. Les grands rassemblements vertueux, et tous les liens développés avec les personnes n’étant pas présentes au rassemblement mais en communion, ont cette capacité à développer une puissante énergie de vertu. Nos cœurs, nos corps et notre civilisation ont besoin de cette alchimie en cette époque troublée. Il est important de souhaiter cette vertueuse ondée de grâce pour qu’elle touche ensuite toutes les couches de la société, des plus pauvres aux plus riches, des moins influents aux plus influents socialement, politiquement, économiquement…
Comment fut accueilli le rassemblement d’Assise à l’époque dans le bouddhisme?
A l’époque je n’étais pas versé dans la spiritualité. Je suis un jeune bouddhiste ! Mais du point de vu de l’idéal du boddhisattva, celui qui se dédie au bien des êtres, le rassemblement d’Assise est un évènement précieux. Ce fut sans doute surprenant pour les bouddhistes de se voir invités par des religieux théistes souvent décrites comme hermétiques aux traditions non révélées.
Dans la perspective chrétienne, le fondement et le modèle du dialogue interreligieux sont la fraternité et l’unité de la famille humaine comme origine et fin. Dans la perspective bouddhiste, le fondement du dialogue interreligieux est l’égalité de tous les êtres face au droit au bonheur et l’égalité de tous quant à la possibilité de reconnaitre notre nature fondamentale éveillée.
L’ensemble des pratiques méditatives bouddhistes, avec en particulier le grand nombre de bouddhas et de divinités visualisées (créées) mentalement durant les méditations et prières, développent chez le pratiquant la capacité à « se glisser dans la peau » d’autrui. Cette capacité est très utile pour aborder le dialogue interreligieux, elle permet de s’ouvrir à l’autre pour découvrir les spécificités de son chemin. Le théologien F. Whaling a écrit : « Connaître la religion de l’autre implique que l’on entre dans sa peau, que l’on voie le monde tel qu’il le voit et que l’on pénètre ce que signifie pour l’autre le fait d’être bouddhiste, musulman, hindou… »
Un proverbe tibétain dit : « Lorsque deux sages (yogis) se rencontrent, s’ils se disputent, c’est que l’un des deux n’est pas sage ; si deux théologiens discutent et débattent, s’ils sont d’accord, c’est que l’un des deux n’est pas théologien ! »
La culture et les pratiques bouddhiques disposent donc le pratiquant au dialogue interreligieux. Dans les monastères, les joutes oratoires sont quotidiennes et aiguisent l’esprit du pratiquant. Certains débats abordent la didactique, la vie monastique, la philosophie, la contemplation ou les moyens mis en œuvre sur le chemin spirituel. Les moines pratiquent donc l’écoute, la réflexion et la méditation. Le débat exige toutes ces actions. De grands débats ont aussi marqué l’histoire de la philosophie bouddhiste avec des querelles entre écoles philosophiques et lignées spirituelles. Mais elles savent se réunir autour de ce qu’elles ont en commun.
Je pense donc que c’est avec un grand intérêt, une grande écoute et un grand respect que les maîtres bouddhistes ont abordé et abordent le dialogue interreligieux. Le bouddhisme déploie un très grand nombre de méthodes et moyens habiles pour faire cheminer le pratiquant. Dans cette tradition de sagesse, les façons d’exprimer l’ultime, de se reconnecter au divin et de l’honorer sont multiples. Tout cela dispose le pratiquant au dialogue interreligieux. Toute action visant à réunir les êtres et cultiver la paix peut donc être accueillie à bras ouverts.
Quelles sont les perspectives d'avenir possible ?
Les traditions ont leur propre activité. Le dialogue interreligieux aura probablement pour principales missions d’apporter la paix entre les traditions par une meilleure compréhension réciproque et de générer un puissant souffle de vertu dans le monde. L’harmonie interreligieuse des maîtres authentiques aura le pouvoir de pacifier les aprioris clivant, sans pour autant tomber dans le syncrétisme.
Pour arriver à ces fins, les réunions de prières interreligieuses, voire les retraites interreligieuses, seront précieuses. Les rencontres d’étude pourront apporter de précieux éclairages indispensables à la compréhension réciproque. Il se pourrait même que l’étude d’une autre tradition renforce la compréhension de notre tradition. Certaines traditions s’enrichiront même « d’outils » d’autres traditions. A titre d’exemple, dans de nombreuses réunions réunissant chrétiens et bouddhistes des méthodes visant à améliorer la stabilité de la concentration sont enseignés. L’agitation mentale et la torpeur étant des obstacles à la prière, le chrétien peut aussi tirer grands bienfaits des méthodes qui lui permettront de dépasser ces obstacles à la prière. Ces outils ne dénaturent pas la pratique chrétienne, certains étaient même utilisés par les pères du désert et le sont toujours par les orthodoxes.
Les Meunlams, ces grands rituels de prières de souhaits que j’évoquaient auparavant, commencent aussi à s’organiser annuellement en Europe. Des Meunlams ont déjà eu lieu en Allemagne et en Pologne. Ils seront peut être organisés en France à l’avenir.
L’esprit d'Assise peut-il avoir une portée au regard de la situation mondiale actuelle ?
Sur Terre nous sommes plus de sept milliards. Les êtres qui sont à la source des conflits armés ou politiques sont infiniment moins nombreux. Il semble évident qu’une mobilisation vertueuse et pacifique puisse avoir une influence sur les décideurs politiques et économiques. Le monde financier et les décideurs politiques ne peuvent se passer de notre argent, nous avons donc beaucoup de pouvoir. Nous vivons en interdépendance les uns les autres, il est important de veiller à l’équilibre et au respect des autres continents. Ce respect permettra probablement de diminuer l’extrêmisme religieux.
Il est aussi vital qu’une vaste prise de conscience écologique trouve les moyens efficaces d’éviter toute prise de décision allant à l’encontre de la préservation de la planète.
Il est probable que ce 25e anniversaire prenne une tournure plus politique que le rassemblement initial. Cela serait, je pense, lui donner un sens politique qui s’avère indispensable. Lors de chaque intervention publique, Sa Sainteté le Dalaï Lama aborde les thèmes de l’interdépendance entre les êtres et les nations, de l’éthique, de la responsabilité individuelle et collective. L’état du monde permet-il que l’Esprit d’Assise se dispense d’un message politique fort ? Les sages seront sages et sans doute fort vaillants.
Commémorer le rassemblement d’Assise et lui donner corps au quotidien c’est renoncer à croire que le mal est la destinée de notre civilisation et croire au potentiel vertueux de l’homme, c’est favoriser toute démarche utile à l’émergence de notre bonté fondamentale et honorer la mission qui nous est proposée : devenir des artisans de Paix.
Lama Guétcheu,
Lama laïc du bouddhisme tibétain. Source: cherchonslapaix.fr