Dennis Gira: "Laissons l’autre nous dire qui il est"
Spécialiste du bouddhisme et du dialogue interreligieux, théologien, chercheur et écrivain, Dennis Gira (*) transmet dans son dernier livre (1) l’expérience de plus de quarante ans d’engagement dans une grande variété de dialogues. Entretien.
La Croix : Pourquoi avoir écrit maintenant ce livre sur l’art du dialogue ?
Dennis Gira : Sans doute ne pouvais-je pas l’écrire avant ! Il vient d’une longue expérience du dialogue interreligieux, œcuménique, mais aussi interculturel. J’ai appris comment dialoguer sur le terrain, peu à peu, depuis plus de quarante ans – dont huit au Japon et le reste en France. Dans cet ouvrage, j’ai voulu présenter ce que, la plupart du temps, je n’ai pas le temps d’expliquer dans mes cours ou mes conférences : comment on peut construire un dialogue réel, ce qui favorise la rencontre, ce qui la met en danger ou la rend impossible. Souvent, l’urgence du dialogue fait qu’on ne prend pas le temps de réfléchir sur l’acte même de dialoguer.
À qui avez-vous pensé en l’écrivant ?
D. G. : J’avais en tête mes anciens étudiants et de nombreuses personnes engagées dans le dialogue interreligieux et interculturel qui m’ont exprimé leur désir d’apprendre comment dialoguer. J’ai écrit ce livre pour le public le plus large possible. J’ai voulu qu’il puisse être utilisé par un bouddhiste comme par un chrétien, dans le dialogue interreligieux comme dans le dialogue interculturel, par des couples… Au fond, ce sont les mêmes questions qui se posent et les mêmes attentions qui permettent de devenir un être de dialogue.
Vous passez un long moment à définir le dialogue. Est-ce parce que l’on se trompe souvent à son sujet ?
D. G. : Oui, et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles certains croyants se découragent devant le dialogue interreligieux. J’entends parfois dire : « Comment dialoguer alors que tant de différences nous séparent ? » C’est pour moi le signe évident que l’on s’est trompé sur ce qu’est le dialogue. On le confond avec une négociation, qui a pour objectif d’arriver à une forme de consensus.
Au contraire, le dialogue ne s’effraie pas des différences parce qu’il ne vise pas un accord qui nécessiterait des compromis. D’ailleurs, sur quoi et au nom de quoi un chrétien, un bouddhiste, un musulman ou un hindou pourrait-il se sentir autorisé à faire des compromis ? En revanche, grâce au dialogue, les croyants peuvent arriver à une meilleure compréhension de leur histoire, de leur culture et découvrir leur interlocuteur. D’autres confusions sont fréquentes : faire du dialogue un débat, où il y a un gagnant et un perdant, ou encore une simple conversation, qui engage beaucoup moins que le dialogue.
Pour vous, le dialogue nécessite une ascèse. En quel sens employez-vous ce mot ?
D. G. : L’ascèse n’a ici rien à voir avec la pénitence, la mortification ou un mépris quelconque à l’égard du corps. Avec ce mot, je veux signaler que le dialogue exige un style, une manière d’être, qui est une attention aux autres et à soi. Il s’agit de cultiver certaines dispositions, ce que j’appelle les cinq « amis » du dialogue : le respect, l’amitié, l’humilité, la patience et l’écoute. L’ascèse ne réside pas dans des exercices compliqués, qui mèneraient à l’écart de la vie commune. C’est ne jamais oublier que la vérité que je crois détenir est toujours plus petite que la vérité elle-même. Cela paraît simple mais exige une grande vigilance.
Après plus de quarante ans d’expérience de dialogues multiples, quel vous paraît être le plus grand obstacle à la rencontre ?
D. G. : La peur, parce qu’elle fait construire des forteresses. Lorsque j’étais étudiant, j’ai eu la chance d’avoir pour professeur un jésuite, qui m’a donné un conseil qui m’a permis de toujours vivre positivement avec des personnes ayant d’autres façons de penser, de vivre, de croire (ou de ne pas croire) que la mienne. Il m’a simplement dit qu’un chrétien n’avait pas le droit de craindre la différence, malgré les questions, troublantes parfois, que cette différence pouvait soulever pour lui.
Un chrétien, nous expliquait-il, est appelé à aller toujours plus loin dans sa quête de la vérité. Au contraire, celui qui croit détenir la vérité se blesse lui-même. Il se retrouve prisonnier des murs qu’il a édifiés. Identifier ce que je comprends du Christ avec la vérité du Christ, c’est se rendre incapable d’avancer dans le cheminement spirituel.
Pour Dennis Gira, le dialogue n’est pas un débat d’où l’on sort perdant ou gagnant,
mais grâce à lui, on arrive à une meilleure compréhension de l’autre, de son histoire et de sa culture.
Vous mettez aussi en garde contre un certain savoir, ce qui est plus inattendu…
D. G. : Oui, car il y a là un réel danger, souvent sous-estimé. J’entends par savoir ce « je sais de quoi je parle » , parfois inconscient, qui rend impossible bien des dialogues. Trop souvent, on croit savoir qui est l’autre et, quand il parle, on ne prend pas en compte sa parole. Pourtant, c’est à l’autre de nous dire qui il est. Entrer en dialogue suppose d’être prêt à être surpris par son interlocuteur. Nous devons aussi nous méfier de ce que nous croyons savoir sur notre propre tradition…
Quels conseils donnez-vous à ceux qui veulent entrer dans un dialogue ?
D. G. : Le premier est de ne pas chercher chez les autres ce qui est important pour nous. Je donne souvent l’exemple de mes amis américains qui, lorsqu’ils venaient en visite au Japon et entraient chez un de mes amis japonais, cherchaient toujours la table haute. Or dans une maison japonaise, cette table est absente… C’est une règle d’or : ne cherchez pas la table dans la maison japonaise !
Ne cherchez pas chez les autres ce qui est important chez vous, sinon vous ne découvrirez jamais ce qui est important pour eux. Celui qui veut dialoguer doit aussi reconnaître les limites du langage, malgré l’usage de mots communs, et juger la tradition de l’autre par ses "sommets" et non par ses "sous-produits".
Recueilli par ÉLODIE MAUROT
Source: la-croix.com
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(*) UN SAVOIR-FAIRE NÉ DE TROIS CONTINENTS
Dennis Gira est né en 1943 à Chicago (États-Unis). Marié à une Française, il a étudié et vécu huit ans au Japon, avant de s’installer en France où il vit depuis 1977. Docteur en études extrême-orientales, spécialiste du bouddhisme et du dialogue interreligieux, il a été directeur adjoint de l’ Institut de science et de théologie des religions de l’Institut catholique de Paris. Ancien journaliste du groupe Bayard (éditeur de La Croix), il enseigne toujours le bouddhisme au Centre Sèvres et dans les Instituts catholiques de Paris et de Lyon.
Il est l’auteur d’une dizaine de livres sur le bouddhisme et le dialogue interreligieux, dont Le Bouddhisme à l'usage de mes filles, Le Lotus et la Croix , Jésus , Bouddha, quelle rencontre possible ? (avec Fabrice Midal), édités par Bayard.
(1) Le Dialogue à la portée de tous… (ou presque), Bayard, 296 p., 18 €.